LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE 2

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE 2

"MÉLÉDOUMAN" de Tiburce Koffi / Une mise en scène de "La carte d'identité" de Jean-Marie Adiaffi"

Dans "La carte d'identité", de sa plume robuste et onctueuse, juché sur son style n'zassa, Jean-Marie Adiaffi avait raconté Mélédouman. Quant à Tiburce Koffi, avant  Alomo qui l'a représenté sur scène dans son concept de monothéâtre, il en a fixé le drame sur de profonds papyrus pour étoffer le tissu effiloché du théâtre ivoirien dont les Liazéré, Abou Diarra et autres Moussa Sanogo sillonnent la vallée. Afin que claironne un autre printemps mélodieux après les Dadié et Zadi. Cette écriture ou réécriture engendre "Mélédouman".

Comme dans une farce burlesque, Mélédouman est arrêté pour une raison inconnue par le commandant Kakatika Lapine et son comparse de "garde floco". Il est sommé de retrouver sa carte d'identité faute de quoi il croupirait en prison. La comédie vire à la tragi-comédie kafkaïenne lorsque Mélédouman est mis aux fers pour n'avoir pas été en mesure de produire sa carte d'identité. Une quête...
Avec Tiburce, du statut de personnage romanesque, Mélédouman passe acteur puis titre d'une œuvre. Trame et drame s'imbriquent pour asseoir cette excellente pièce théâtrale qui pose la problématique d'une reconquête de soi sur les cendres imposées par "les fleurs blanches et fanées", ces vautours venus d'Occident. Un colon qui réclame sa carte d'identité à un sujet, fût-il roi, aurait pu être une histoire ordinaire voire banale. Ironie et fantastique s'accouplent gaiement. La perte de ce document est synonyme de perte de nom, d'identité, de demeure, jusqu'à la négation de l'existence même. Tiburce, dans les pas du bossoniste, enjambe l'anecdote pour se rouler dans les lingeries du mythe. C'est la tragédie de l'Afrique, elle qui recherche son âme. "Mélédouman", un frisson nouveau pour les lettres de chez nous. À vrai dire, cette quête ou reconquête commence au fond des geôles immondes de l'administration coloniale. Mélédouman, le prince, est incarcéré. La prison charrie ici une somme de symboles. L'existence humaine est désarticulée. Le chaos étreint le monde. "Une petite fille qui porte au dos un vieillard vigoureux? Le monde à l'envers! C'est le temps des transpositions, des bizarreries, des contresens insensés" (P.33). L'absurde. Un prince taulard! Une trajectoire sombre mais instructive. Dans les fers, la solitude exige de Mélédouman introspection, méditation, réflexion sur lui-même, son identité et celle de sa race. La souffrance qui engage l'individu sur le sentier de la connaissance est semblable à une luisante bougie soufie. L'univers carcéral illumine aussi pour éclairer sur certains maux qui minent l'Afrique. La famine. Mélédouman, ayant le cafard de la faim et de la soif, se nourrit de cafard et boit son urine. C'est un message fort qui prône l'exploitation de notre environnement pour parvenir à l'autosuffisance alimentaire. C'est cela "l'art de puiser dans ses propres ressources pour survivre" (P.20) ou vivre.
Par ailleurs, Mélédouman, en retrouvant sa carte d'identité, finit par se découvrir à travers le mythique miroir, loin de la vision narcissique de la mythologie grecque. Il exulte sur les chars transportant rhétorique et signifié: "La voici! Elle était dans le lit de cette terre lasse du sommeil des siècles. (...) Elle était là, à côté du gigantesque miroir des Temps où se lit tout le regard troublé de ma race. (...) Fort, je me sens fort, invulnérable, intouchable. On dirait que cette chose contient une force mystérieuse à décourager toute adversité. Et elle m'investit, cette force, elle dissipe la brume, elle est effluve, orage..." (P.42). Il retrouve son âme nègre.
"Mélédouman" est aussi une plaidoirie pour les traditions africaines. La pseudo prééminence de la civilisation des Blancs sur celle des colonisés est une inclination qui exècre au plus haut point Adiaffi et son téméraire filleul. Pour Tiburce, le travail de sape pour détruire et langue et art de vivre avait déjà été exécuté par les missionnaires qui, comme la double-souris, soufflèrent et mordirent. Un type de viol pernicieux touchant à une communauté. Cette sordide escroquerie morale que fut le christianisme et par ricochet toutes les religions importées imposant l'abandon de nos racines, nos pratiques spirituelles, est une question centrale dans cette œuvre théâtrale. Un reniement cinglant de notre culture. De notre identité. Ici, l'exigeance de la carte d’identité  n'est qu’un prétexte fallacieux pour dénier au Noir son existence. Voilà pourquoi, l'auteur, à l'ombre du Kômian à la voix de stentor, estime que la conservation de notre langue est une voie de salut. Car, elle constitue le véhicule et l'esprit de notre culture. Et le sage ne croit pas si bien dire. " Si tu ne parles pas ta langue, qui d'autre la parlerait à ta place? Le fétiche que l'on n'adore pas n'est plus un fétiche" (P.32). Adiaffi le certifie avec véhémence dans "La carte d'identité": "... si tu veux assassiner infailliblement un peuple, détruis son âme, profane ses croyances, ses religions. Nie sa culture, son histoire, nie tout ce qu'il adore et l'objectif sera atteint...". D'où la célébration de notre patrimoine culturel à travers la Cité des Arts. Tout un symbole qui ressuscite l'Afrique de nos Ancêtres et magnifie notre "Way of Life". À travers les différents masques et statues, l'on entrevoit aussi le brassage des peuples de Côte d'Ivoire et d'Afrique. N'est-ce pas là le rêve du vivre-ensemble que clament certains politiques ? Retrouver son identité donne donc à Mélédouman l'ardeur de crier, comme David Diop dans son poème "Défi à la force", "Nonnnnn". (Ah) cette fameuse "syllabe forte du refus" (P.42)!
L'écriture de Tiburce Koffi est riche, imagée et d'une profondeur abyssale certaine. Quelle saveur que de lire cet artiste! Digressions, monologues, tableaux, didascalies et autres espaces dans la sculpture de la pièce sont des appuis puissants pour résorber le problème du dialogue. Mélédouman, le seul acteur, se charge du reste. Des ingrédients pour asseoir la démarche atypique du monothéâtre qui sort la scène des sentiers battus. Même pour peindre l'abnégation et l'empressement dans la quête identitaire (les jours lui sont comptés à Mélédouman), le dramaturge met les prédicats en branle dans un processus cyclique qui met en relief le sujet Je: "je creuse/je grouille/je cherche/je creuse/je grouille/je cherche" (P.40). Et le personnage qui s'écrit: "Fort, je me sens fort" (P.42). Écriture poétique coïtant avec le lyrisme, lexique itératif, répétition comme filon d'insistance et d'expression esthétique sont un label pour Tiburce. Un orfèvre.

Cette œuvre est surtout une métaphore politique. En outre, pour sûr, elle respire une dimension psychologique et philosophique. Comme on le voit, dans son "Mélédouman, l'option du corpus dramatique n’est pas fortuite. Tiburce y a coulé et enfoui une vraie idéologie, une quête du Beau. À Tiburce Koffi, charmé et séduit par la langue française, on peut tout reprocher sauf le manque de talent et la pauvreté esthétique de ses textes. Même dans son fameux "Non à l'appel de Daoukro", son raisonnement creux est enrobé dans de beaux draps. Oups!

Tiburce Koffi, "Mélédouman", Nei-Ceda 2014

Soilé Cheick Amidou, critique littéraire.



23/07/2015
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