LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE 2

LE SANCTUAIRE D'ETTY MACAIRE 2

Littérature haïtienne : UN LONG CHEMIN DE VIE

Depuis 1804, année de son indépendance, Haïti produit une littérature écrite dynamique. Sous l’impulsion de ses écrivains majeurs, en particulier Jean-Price Mars, l’ensemble des Antilles, puis le monde noir connaîtront un épanouissement notable dans le domaine des Lettres. Le légendaire désir libertaire d’Haïti, pays où la « négritude se mit debout pour la première fois » (Césaire), mais également sa grande instabilité politique, sa mutilation par ses propres enfants, l’exil qu’appellent les dictatures, sont les principaux thèmes qui nourrissent les écrits.

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Jean Price Mars

 

Retrouver le chemin du visage humilié, dire sa présence d’homme au monde, héler les soleils d’une vie nouvelle : tel est le socle de la production littéraire haïtienne d’aujourd’hui, une des plus en vue du monde noir.

L’histoire littéraire haïtienne commence véritablement au lendemain de l’indépendance de ce pays, en 1804. Les premiers écrits sont conduits par des hommes politiques dont Louis Boisrond-Tonnerre (1776-1806), secrétaire de Jean-Jacques Dessalines, et par ailleurs auteur de l’acte d’indépendance d’Haïti. Accusé de trahison après la chute de Dessalines en 1806, il a gravé sur les murs de sa prison, peu avant son exécution, un quatrain aux accents tristes et pénétrants, preuve de son talent littéraire: « Humide et froid séjour fait par et pour le crime / Où le crime en riant immole sa victime / Que peuvent inspirer tes fers et tes barreaux / Quand un cœur pur y goûte un innocent repos? »

L’assassinat de Dessalines, premier président d’Haïti, sera le point de départ de la longue crise politique qui secoue l’île le long des siècles. Cette première crise politique, qui appellera mille autres, signe d’une révolution qui n’a de cesse de dévorer ses propres enfants, ne fragilisera pas pour autant les écrivains. Au contraire, ces derniers trouveront, dans ces circonstances tristes, les ressorts nécessaires pour dire, avec fermeté, leur attachement à la liberté et à la dignité retrouvées, ainsi que pour célébrer leur identité sui generis d’hommes à part entière. Jules Solime Milscent, en créant en 1817 l’une des premières revues littéraires, L’Abeille Haytienne, offre une tribune aux auteurs désireux de célébrer la présence haïtienne au monde.

En réponse à Gobineau, théoricien du racisme et auteur de l’Essai sur l’inégalité des races (1855), des essayistes haïtiens prendront la parole, de façon frontale et verte. Les plus connus sont Louis Joseph Janvier (1855-1911), auteur de L’égalité des races (1884) et Joseph-Antenor Firmin (1851-1911), auteur, lui, de De l’égalité des races humaines (1885). Dans leur sillage, Emeric Bergeaud (1818-1858) écrira Stella, premier roman haïtien publié en 1859, c’est-à-dire une année après sa mort. Dans cette œuvre, il appellera à la rencontre fraternelle des races. «C'est par elle (cette rencontre), écrit-il, que doit s'opérer l'alliance du genre humain. Grâce à (elle), il n'y aura bientôt sur terre ni Noirs, ni Blancs, mais des frères. Quand retentit le mot haine, la civilisation répond amour. »

Paroles passives, paroles actives

Cependant, force est de constater que certains écrivains de cette époque choisiront de se bander les yeux pour mieux rêver leur monde intérieur, loin des luttes d’émancipation. Leur parole sera, de fait, bien passive dans cet univers traversé par les courants des luttes raciales et sociales. C’est par exemple le cas de Poiré de Saint-Aurole (1795-1856). Dans un lyrisme d’une platitude assommante, il peut s’écrier, avec l’enthousiasme des auteurs exotiques qui rêvent de cocotiers et de soleil: « J’aime, oh j’aime la sensible créole! »

Un tel auteur s’inscrit dans la droite ligne de la production littéraire que l’on nommera d’un nom péjoratif: le doudouïsme. Sous ce vocable sont regroupés tous ceux qui, à cette époque, en Haïti et dans les Antilles en général, offrent des œuvres « incolores », pour reprendre le mot d’Aimé Césaire. Des œuvres sans prétention littéraire, sans épaisseur, charriant l’amour de leurs auteurs pour le français de France et qui sont des répliques des esthétiques en vogue en France.

Heureusement que certaines voix se feront actives. Emplies d’un souffle militant, elles émergeront de dessous terre, pour dire la présence haïtienne telle qu’en elle-même. Le poète Ignace Nau (1808-1845), un chantre de Dessalines, père de l’indépendance haïtienne, résumera cela par une phrase forte : « La source d’inspiration, pour nous, est en nous et de chez nous ». Oswald Durand (1840-1906), prenant appui sur la culture populaire, donnera à lire des textes poétiques intéressants en français et en créole. Il sera considéré, avant sa mort, comme un des bardes officiels et certaines de ses œuvres connaîtront la fortune hors de son pays natal. Massillon Coicou (1867-1908), dont le nom a une sève bien ivoirienne, s’évertuera à dire l’histoire des lieux, de ses pères fondateurs, de leur vision. Il reprendra ainsi le combat pour la préservation de la liberté conquise, jusqu’à son arrestation, puis son exécution avec ses deux frères, sans aucun jugement, devant les murs du cimetière de Port-au-Prince. Son unique roman, La noire, est construit autour de la question de l’acceptation mutuelle des races. Dans le domaine du théâtre, ses principales pièces : Les fils de Toussaint (1896), Liberté (1904), L’Alphabet (1905) sont de véritables programmes littéraires : ils restituent l’art dramatique à son environnement sociopolitique immédiat, à leur souche combattante et disent son attachement à Haïti.

L’instabilité politique devenue chronique et l’occupation d’Haïti par l’armée américaine dès 1915 conduisent les écrivains à davantage de militantisme. Léon Laleau (1892-1979) aura voix pour exprimer ses peines et ses envies de coups de poings: « Ce désir sauvage, certain jour/ de mêler du sang et des blessures/ Aux gestes contractés de l’Amour/ Et de percevoir, sous les morsures/ Qui perpétuent le goût des baiser/ Les sanglots de l’amante, et ses râles…/Ah rudes désirs inapaisés/ De mes noirs ancêtres cannibales…»

 

Jean Price Mars, une tête de pont

Des revues : Ligue de la jeunesse haïtienne (1916), Nouvelle ronde (1925), etc., voient le jour et servent de tribune à ces écrivains désireux de demeurer debout. L’une de ces revues, Revue Indigène (1927), sera la rampe de lancement du mouvement indigéniste dont la renommée gagnera l’ensemble du monde noir. Le grand théoricien de ce nouveau mouvement, Jean Price Mars (1876-1969), auteur du célèbre Ainsi parla l’Oncle (1928), connaîtra la fortune dans l’ensemble du monde noir.

Avec la force de l’apôtre et les jambes du pèlerin, il invitera ses frères de couleur à retrouver leurs racines dans les souvenirs de l’Afrique et la défense de la culture populaire locale. Plus que tout autre, il pesa sur la vie de l’intelligentsia noire. C’est pourquoi, il lui fut confié la présidence du Congrès mondial des écrivains et artistes du monde noir de Rome (1959). Léopold S. Senghor, à l’occasion de la célébration de son quatre-vingtième anniversaire en 1956 ne se fait pas faute de saluer sa grandeur et son rôle de passeur d’énergie: « (…) Me montrant les trésors de la Négritude qu'il avait découverts sur et dans la terre haïtienne, il m'apprenait à découvrir les mêmes valeurs mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d'Afrique. Aujourd'hui, tous les ethnologues et écrivains nègres d'expression française doivent beaucoup à Jean Price Mars...Singulièrement les écrivains. D'abord les Haïtiens, Roumain, Depestre et les autres, mais aussi les Antillais et les Africains : un Damas, un Césaire, un Niger, un Birago Diop, et surtout moi-même. Par quoi, le 15 octobre 1956 sera le quatre-vingtième anniversaire de la Négritude."

Un des compagnons de route de Price Mars est Jacques Roumain (1907-1944)), co-fondateur de la Revue Indigène. Son verbe de feu était mis au service de la protection de sa terre piétinée, immolée. Plusieurs fois, il fera la prison ; ce qui affectera gravement sa santé. Gouverneur de la rosée, son roman publié après sa mort, témoigne de ses immenses qualités d’écrivain. Dans « Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » (1948), Senghor affirme que Roumain est « l’une des figures les plus attachantes de la littérature haïtienne du XXe siècle ». Il nous donne également à lire ses vers d’une fraicheur militante: « Nègre colporteur de révolte/ tu connais les chemins du monde/ depuis que tu fus vendu en Guinée/ une lumière chavirée t’appelle/ Une pirogue livide / échouée dans la suie d’un ciel de faubourg (…) Voici pour ta voix un écho de chair et de sang/ noir messager d’espoir/ car tu connais tous les chants du monde/ depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil »(Bois d’ébène).

Avec l’avènement de la négritude au milieu des années trente, d’autres écrivains haïtiens comme Jean-Fernand Brière (1909-1992), Roger Dorsinville (1911-1992) qui vécut longtemps en exil au Liberia et au Sénégal ou encore René Belance (1915-2004), ne se déroberont pas. Eux aussi diront leur foi dans la civilisation de l’Universel en général et dans le clair horizon vers lequel marchent les Haïtiens et le peuple noir, en dépit des pièges de l’histoire. L’hommage rendu à un René Belance, en 2004, est significative du respect qui leur est témoigné : « Nous, poètes, écrivains, intellectuels haïtiens de l'extérieur, ne saurons passer sous silence, la disparition du Doyen des poètes d'Haïti : René Bélance. Tout comme Magloire Saint-Aude, René Bélance avec son recueil « Épaule d'ombre » a tenté, par le surréalisme, d'élargir notre conception de la poésie, ouvrant ainsi des pistes, pour une nouvelle pratique d'écriture, que les jeunes d'Haïti Littéraire et tant d'autres par la suite, se devaient d'illustrer. »

 

Des voix pour aujourd’hui

Depuis les années 50, une nouvelle vague d’écrivains monte au créneau. Le premier de ces auteurs mondialement connus est Jacques Stephen Alexis (né en 1922). Auteur du formidable « Compère Général Soleil » (1955), roman peignant la vie d’un enfant de Port-au-Prince qui n’a nulle part où vivre, il a disparu dans des conditions tragiques: on ne retrouva pas son corps après son assassinat par Duvalier père. Les autres sont René Depestre (né en 1926), Jean Metellus (1937), Anthony Phelps (1928) disent, avec une foi commune, la présence haïtienne au monde. La liste, avec le temps, ne cesse de s’allonger et l’on s’habitue aux noms de Frankétienne, Dominique Batraville, Lyonel Trouillot, Gary Victor, Edwidge Danticat, Louis-Philippe Dalembert, Yannick Lahens. Auteur d’une dizaine de titres, le romancier Dany Laferrière (né en 1953) promène dans sa plume, comme ses pairs, les métaphores de l’angoisse existentielle et sociale haïtienne. Il apparaît comme le nouveau porte-voix de ces écrivains. Installé au Canada pour fuir la dictature dans son pays, il a obtenu le convoité Prix Medecis 2009 pour son roman L’énigme du retour ( éd. Grasset).

Nourris au réalisme merveilleux du romancier cubain Alejo Carpentier et des auteurs latino-américains, Laferrière et se amis convoquent souvent Haïti, cette perle déchue du monde noir», sous le prisme de la métaphore. Avec beaucoup d’art et une âme par trop sensible, ils revisitent leur pays sous l’angle de ses blessures endémiques, de son instabilité ancestrale, de sa misère provoquée et entretenue, des exils intérieurs ou réels qu’ils sont contraints de vivre. Littérature de la douleur et du déchirement : ainsi se résument leurs écrits.

Il est important de souligner que ces auteurs, depuis le début des années 80, affirment cependant des thématiques et poétiques plus individuelles, font remonter leurs vécus personnels. Les ombres des héros comme Toussaint Louverture, les dérapages des dictateurs-présidents, les lieux de mémoire du pays ne sont plus les référents narratifs naturels, voire obligatoires, de leurs écrits. Il n’est que de s’arrêter sur le premier roman de Dany Laferrière, Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (éd. Du Rocher, 1985) pour s’en convaincre. Cet écrivain (qui s’est exilé à Montréal à 23 ans après l’assassinat d’un de ses amis par les Macoutes) apporte un bel éclairage sur cette question : « Je suis né en Haïti, mais je suis né écrivain à Montréal. L’impossibilité qu’ont généralement les écrivains des Caraïbes, quand ils vont vivre ailleurs, d’occuper le nouveau lieu a été déterminante dans ce que je voulais faire. C’est pourquoi mon premier roman se place non seulement à Montréal, mais dans la modernité de cette ville, avec des problématiques nouvelles. »

Pour bien des personnes, cette nouvelle littérature haïtienne est un espace de vie neuf qui entend réinventer constamment sa parole, son langage, son regard. En effet, près de la traditionnelle parole d’espoir qui traverse les œuvres depuis les premières heures, elle apporte un air frais à cette terre, Une terre bien singulière qui, de plus en plus, fait malheureusement le lit à une misère effarante et qui semble, hélas, s’y complaire. Jean-Claude Fignolé, romancier et maire, a un verbe cru pour présenter son engagement dans cet univers où les rêves, si l’on n’y prend garde, peuvent être laissés au bord du chemin: « Je voulais retourner dans mon village, travailler avec mon peuple que je croyais connaître, et je m’aperçois qu’il m’est totalement inconnu. Et surtout, qu’il faudra le sauver malgré lui (…) J’essaie de faire entrer la population dans la modernité du XXIe siècle. Elle persiste à vouloir vivre, à vouloir survivre au monde colonial. »

Toutefois, une telle littérature ne manque pas d’attirer les regards, de glaner des prix, pour la force lyrique de ses animateurs et la sincérité de leurs propos. Un de ces écrivains de la dernière génération, Rodney Saint-Eloi, dans une formule décapante, résume bien la situation : « Le chaos qui règne en Haïti a quelque chose à voir avec la vigueur de notre littérature ».

Le séisme dont a été victime Haïti le 12 janvier 2010 devrait nourrir, lui aussi, l'inspiration des fils de cette terre qui, comme de nombreux auteurs dans le monde, ont constamment mal à eux-mêmes et à leur univers balafré.

 

Henri N’koumo

 

 

 



29/09/2014
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